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La bataille finale allait commencer.
C’est ce que pensa Gosseyn en se retrouvant couché sur le sol, à plat ventre.
Ainsi, quelques dixièmes de seconde avant que la transmission s’effectue, les Troogs avaient réussi, grâce à leur science toute-puissante, à modifier l’un des éléments de ce moyen de transport par similarisation à vingt décimales, grâce auquel il arrivait toujours dans la position physico-musculaire où il était au moment du départ. Sur Veerd, il avait été debout. Ici…
Gosseyn resta comme il était. Il ne tourna même pas la tête.
« On pourrait me tuer, couché comme je suis », pensa-t-il. Mais il se dit que les étrangers avaient encore besoin de lui. Ils l’avaient prouvé les trois fois où ils l’avaient manipulé à leur gré ; ils avaient eu l’occasion de le tuer et ils ne l’avaient pas fait.
Il était étalé sur le ventre. Le nez écrasé sur un sol doux et moelleux. Les yeux fixés sur cette surface plate, d’un blanc-gris et qui luisait faiblement. Il supposa qu’il s’agissait du plancher du laboratoire qu’il avait visé, depuis ce système solaire éloigné que la jeune femme, Strella, avait appelé Veerd.
Il était temps de montrer qu’il avait repris conscience et de remuer avec précaution. Ce qu’il fit en se relevant sur les genoux.
Et il vit que c’était bien la pièce qu’il n’avait fait qu’apercevoir en émergeant de la capsule et qu’il supposait être un laboratoire.
Cette identification par reconnaissance provoqua en lui un grand soulagement.
« Je suis où je voulais être. »
Il continua à se relever, avec la même prudence ; il pensait que tout mouvement rapide pourrait amener une réaction désagréable.
Une fois debout, il fit des yeux le tour de cette grande pièce très éclairée qui abritait de nombreuses machines étincelantes ; des tableaux de commande émergeaient des murs et du plancher.
Cependant, il ne vit aucun signe de la capsule spatiale où son corps avait reposé tandis que les Troogs reconstituaient exactement son premier réveil, tel qu’il avait eu lieu plus tôt sur le navire dzan. Non qu’il se soit attendu à la trouver encore là. Mais elle avait dû être amenée à bord par quelque ouverture. Sans doute par ce mur qui comportait moins d’instruments encastrés et présentait une longue balafre sombre, en son milieu, du plafond au plancher, à l’endroit où il devait se séparer en deux et coulisser. C’était par cette ouverture que l’on introduisait dans le laboratoire des objets de grande taille. Ou qu’on les en sortait.
Gosseyn s’impatienta. C’était une honte de gâcher un temps si précieux. Car il était là, l’homme qui pouvait répondre à toutes les questions.
Ils devaient sûrement savoir qu’il était ici…
Il vaudrait mieux qu’il fasse quelque chose en attendant leur réaction. Plus il découvrirait d’éléments maintenant, plus il se sentirait sûr de lui au moment où la crise éclaterait.
Il fallait peut-être contacter Gosseyn Deux ?
Ce fut une impulsion passagère. Car il avait remarqué que l’éther restait silencieux. Il n’avait plus aucune conscience mentale de son alter ego. Ils étaient complètement coupés l’un de l’autre. Une fois de plus.
Peut-être devrait-il essayer de savoir ce que les Troogs voulaient faire des autres ? Dans ce cas, il fallait quitter cette pièce et chercher à localiser Crang, Patricia, les Prescott, Enro…
Ce fut en voyant quelque chose qui ressemblait à une porte, sur sa droite, que cette idée lui vint. Sans hésitation, il se dirigea vers elle.
Quoi que ce fût, la surface qui ressemblait à une porte avait plusieurs mécanismes. Gosseyn poussa, tira, tourna chacune des pièces. Deux d’entre elles cliquetèrent lorsqu’il les manipula ; mais si c’était une porte, elle ne céda pas.
Il recula, plus déterminé que jamais. Peut-être que s’il établissait une liaison à vingt décimales entre l’énergie utilisée par l’un des tableaux de commande et le mécanisme de la porte…
Les Troogs ne semblaient pas s’apercevoir de sa présence, et cela l’irritait un peu. C’était une perte de temps.
Et pour ce qu’il avait à dire, il lui fallait un auditoire attentif.
Cette pensée désabusée occupait encore son esprit lorsque, peu après, une voix de ténor, qui s’exprimait en français, jaillit du plafond.
— Gilbert Gosseyn, vous êtes totalement en notre pouvoir. Ici, vous ne pouvez même pas utiliser votre cerveau second pour vous échapper.
Bien qu’il ait déjà pensé à cette éventualité, l’entendre dire suscita une autre association d’idées : « C’est à cela qu’ils s’exerçaient pendant les trois dernières transmissions… »
Plus de doute, toute cette folie allait entrer dans sa phase décisive.
En dépit de cet espoir, il était encore là, une minute plus tard, à attendre que l’ennemi veuille bien lui fournir l’occasion d’agir.
Durant ce temps, son environnement demeura le même : cette pièce au revêtement métallique et au plancher grisâtre, et tous ces instruments qui émergeaient des murs et du plancher.
Il s’était dit que les Troogs pouvaient, dans une certaine mesure, lire dans son esprit. Mais puisqu’un aspect essentiel de son adhésion à la Sémantique générale leur échappait, ils ne pouvaient étudier que le cerveau lui-même, plus quelques pensées de temps en temps.
Quinze secondes au moins s’écoulèrent. « Ils attendent et j’attends. Quoi ? »
Après quelques instants de réflexion, il s’avança et manipula encore une fois le mécanisme de la porte. Cette fois, lorsque résonnèrent les deux cliquetis, elle s’ouvrit.
Gosseyn ne perdit pas de temps. Sans même jeter un coup d’œil en arrière, il franchit le seuil et se retrouva dans un large corridor haut de plafond.
Une certaine tristesse l’envahit momentanément : « D’accord, d’accord, pensa-t-il, je raisonne à la manière humaine et ils ont leur propre logique troog… »
Ils avaient dû croire qu’après un échange verbal, amical ou non, un être humain qui avait déjà essayé une porte pour voir si elle s’ouvrait, l’essaierait de nouveau sans attendre qu’on lui en donne l’ordre.
L’être humain – du moins la version Gosseyn d’un être humain – avait attendu des instructions complémentaires, une fois le contact établi. Il l’avait fait par politesse.
Conclusion : l’ennemi avait compté sur un comportement agressif… ou, au moins, une action résolue.
Tout en se livrant à ces pensées, Gosseyn prit sur la droite et parcourut le large couloir faiblement éclairé. Il vit qu’il se terminait en cul-de-sac, à environ quarante-cinq mètres de là ; le moment de vérité approchait.
Ce fut une porte qui ne voulut pas s’ouvrir. Fidèle à sa nouvelle théorie, Gosseyn fit demi-tour et marcha rapidement dans la direction opposée. De ce côté, le corridor se terminait à cent vingt mètres de là. Et encore une porte, qui présentait les mécanismes qui lui étaient maintenant familiers. Deux d’entre eux cliquetèrent, l’un après l’autre ; et la porte s’ouvrit.
Ce qu’il vit alors, ce fut un autre couloir, à angle droit par rapport à celui qu’il venait de parcourir. Il décida de prendre de nouveau sur la droite. Et une fois de plus, ce fut le mauvais choix. Mais il fit demi-tour et repartit dans l’autre direction ; et cette porte-là s’ouvrit sur un autre corridor perpendiculaire au précédent. Et il choisit de le prendre sur sa gauche ; et cette fois, c’était ça le mauvais choix.
Il parcourut ainsi plus d’une douzaine de couloirs silencieux. Et au bout, il y avait toujours une porte qui s’ouvrait ou ne s’ouvrait pas. C’était un bon test pour voir s’il avait un don de prédiction, à la manière de Leej. Conclusion : il en était dénué, ou presque. Il fit le bon choix quatre fois seulement ; et onze fois le mauvais. Et ces fois-là, il fut obligé de revenir sur ses pas et de parcourir une autre partie du couloir désert où ne retentissait que le son étouffé de ses souliers sur le revêtement moelleux.
Il ne vit pas un seul Troog. Ce vaisseau semblait vide, silencieux, immense, et bien protégé contre les intrus. Si des portes s’ouvraient, c’était probablement pour le guider vers l’endroit où quelqu’un voulait qu’il aille.
Il eut tout de même quelques occasions de distraction. Le long de chaque couloir, à intervalles réguliers, il y avait des… portes, supposa-t-il, qui menaient à des pièces semblables au laboratoire, point de départ de ce fatigant parcours.
Tout d’abord, il passa devant sans s’arrêter, puis il essaya de faire fonctionner le mécanisme de chacune d’elles.
Elles étaient toutes fermées et refusèrent de s’ouvrir.
Au bout d’un moment, il se dit : « Je suppose que c’est fait pour m’épuiser physiquement… »
Et il ne se décidait toujours pas à tester ses possibilités d’évasion par similarisation à vingt décimales.
En se prolongeant, cette épreuve provoqua en lui une réaction inattendue : il se sentait de moins en moins disposé à coopérer. Comme les minutes et les kilomètres s’accumulaient, un réflexe thalamique s’amorça. Lorsqu’il s’était engagé dans le premier couloir, il avait accepté l’idée qu’une fois confronté à ses ravisseurs il ferait de son mieux pour les aider à retourner dans leur propre galaxie. Maintenant, il se souvenait que la Sémantique générale rejetait la plupart des consentements non réfléchis.
Bien sûr, il s’était dit que les étrangers avaient le droit de retourner dans la galaxie dont ils étaient venus. Mais ce n’était pas forcément vrai. Et, curieusement, c’étaient la fatigue et l’irritation qui l’amenaient à découvrir qu’il ferait peut-être mieux d’examiner plus attentivement cette décision instinctive.
Heureusement, il reconnut ces spéculations négatives pour ce qu’elles étaient ; et ainsi, son irritation ne se transforma pas en une rage incontrôlée, semblable à celle qui aurait couvé dans un homme d’autrefois.
Ce long harassement prit brusquement fin. Au moment où il s’attendait à un autre corridor insensé, il vit une tache de lumière à sept ou huit mètres de là, sur sa gauche.
Cela ressemblait à une porte. Ouverte. Et après avoir marché rapidement vers elle, il ralentit, s’avança petit à petit et s’arrêta pour regarder prudemment à l’intérieur. Il vit une copie exacte du cabinet particulier, sauf qu’au lieu d’êtres humains reconnaissables… c’étaient une douzaine de Troogs qui étaient assis autour de la table, dans cette pièce faiblement éclairée.
Gosseyn s’aperçut qu’ils l’avaient vu. Alors, son hésitation prit fin. Et, se souvenant qu’ils s’attendaient à de l’agressivité, il entra. Il avait déjà remarqué, au premier coup d’œil, qu’il y avait une place inoccupée. À l’autre extrémité de la table.
Il passa derrière une demi-douzaine de Troogs et atteignit la chaise vide. Ce n’était pas la même assemblée que dans le restaurant et, par politesse, au lieu de rester debout comme s’il était un personnage important, il s’assit.
Mais il se dit : « À combien de la fin es-tu ?… C’est invraisemblable qu’ils aient conçu cette rencontre sous forme de dîner ! »